Plastique du vers ou l’atelier
du poète-imprimeur
E.E.Cummings,
La Guerre Impressions, traduction et présentation
de Jacques Demarcq, Gérardmer, Æncrages & Co, 2001.
13 Euros.
Dans ses productions les plus expérimentales, Cummings flirte
sans cesse avec l’intraduisible. On connaît l’archi-célèbre
:
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ll
s)
one
l
iness
où le lecteur doit descendre
et remonter le poème pour recomposer les mots et la syntaxe
désarticulés. Le texte fait de son illisibilité
une composante de sa stratégie poétique. S’il
tient sur la page, c’est aussi parce qu’il la structure
ou la charpente des signes qui le constituent. Le poème d’E.E.
Cummings se lit alors comme une création poético-picturale
ou poem picture.
Le travail de Jacques Demarcq et de
la maison l’édition Æncrages & Co donne une
remarquablement belle idée de cette plastique poétique.
On ne présente plus Jacques Demarcq, poète, ancien
collaborateur de la revue TXT (de 1979 à 1985) et
traducteur de talent; La Guerre Impressions n’est
pas son coup d’essai, il avait traduit 95 Poèmes
(Flammarion, 1983), je :six inconférences (Clémence
Hiver, 2001) et No Thanks (Clémence Hiver, 2001).
Pour cette nouvelle publication, il a choisi deux sections de Tulips
& Chimneys, recueil publié une première fois
en 1923 dans une version censurée par l’éditeur
puis en 1937 (cette édition rétablit le manuscrit
original de 1922 (1)) dont Demarcq tire quatorze
des quinze poèmes qu’il traduit. E.E. Cummings est
marqué par la guerre et l’audacieuse grammaire de création
du poète est un temps au service de son pacifisme. Pourtant,
rien de trop descriptif, par de grandes déclarations. Toujours,
la minutie, l’humour et l’esprit satirique de Cummings
nous guident :
O chouette spontanée
terre combien de fois
les
doigts
séniles de
philosophes lubriques t’ont
pincée
et
fouillée
[p. 18] (2)
L’humour et le sarcasme sont
accompagnés de la présence de la mort au coin du vers,
là où peut-être on ne l’attend plus, comme
dans cette vanité moderne :
mais j’ai vu
l’énorme voix
maligne de la mort
se dissimuler dans la fragilité
des coquelicots
[p. 14] (3)
La cassure, « un crucifix se
brise en plusieurs / morceaux », l’émiettement
« grincement de normalité / en miettes » (4)ou
le craquement rappellent que le poète joue constamment avec
la fragmentation du langage, avec l’éparpillement du
signe et du texte
dans la rue du ciel la nuit
marche répandant des poèmes.
[p. 35] (5)
La fragilité du poème
tient aussi à la force de la lettre capable, suspendue dans
le vide typographique, de soutenir le poème :
avec des
rêve
-S
[p. 29] (6)
pour devenir elle-même l’impression
éponyme du recueil. L’impression est d’abord
celle qui est transcrite dans le poème, c’est aussi,
plus littéralement, l’impression du poème sur
la page, le poème imprimé. En
arrivant à l’ultime poème du recueil, il se
passe une chose troublante, la voix du je poétique,
le locuteur-poète fait corps avec le poème : ces «
courbes assoupies de mon corps » (p. 36) sont aussi les vers
du poème qui serpentent sur la page ; ainsi « le mystère/
de ma chair » (p. 36) reste entier. Le mystère de la
chair du poème s’impose à nous grâce aux
gravures d’Anne Slacik qui ouvrent les deux sections du livre
et rendent encore plus palpable la matérialité de
la page, mais aussi grâce au travail de la maison d’édition
Æncrages & Co, véritable orfèvrerie de l’impression.
Æncrages & Co imprime selon des procédés
traditionnels depuis Gérardmer. Composition manuelle, linotypie
et impression typographique assurent un travail de qualité
par lequel le livre prend toute sa dimension d’objet prestigieux.
Parmi les titres remarquables de la maison, on pourra signaler des
collaborations entre poètes et artistes plasticiens telles
que Le Fil à quoi tient notre vie de Michel Butor
illustré par Joël Leick (1996), L’attente
de Jacques Rebotier avec des dessins de Joël Leick (1998),
ou encore Lire un bon livre de Charles Juliet avec dessins
et photographie de Jean-Michel Marchetti (1999). En outre, la maison
vosgienne avait publié en 1988 un intéressant panorama
de textes de poètes étrangers dont David Antin, Ted
Berrigan, Norma Cole, Sylvia Plath, Andrea Zanzotto, Louis Zukofsky
traduits par des poètes français (Guglielmi, Gleize,
Deluy, Noël, Para parmi d’autres). L’engagement
d’ Æncrages & Co pour la création contemporaine
américaine n’est donc pas nouvelle. Les
techniques d’impression font qu’il est possible de sentir
le mot émerger au contact du doigt et de la page. Outre le
plaisir de lire E.E.Cummings dans les traductions de Demarcq ou
de laisser l’œil flâner sur les gravures d’Anne
Slacik, le lecteur se laisse prendre à aimer aussi l’objet-livre.
Avec cet ouvrage, on est certainement très proche de ce qu’Isabelle
Alfandary dit du texte d’E.E.Cummings que sa machine à
écrire gravait sur le papier :
Le cœur de la recherche poétique
semble résider dans la découverte des pouvoirs insoupçonnés
de l’écriture. E.E. Cummings explore l’émotivité
du signe écrit, voire du signe imprimé que rend
possible la révolution technologique de l’imprimerie.
(7)
Vincent Broqua
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• Pour plus d’information sur Æncrages & Co
et commander les livres au catalogue, voir leur page web : http://perso.wanadoo.fr/aencrages.roland.chopard
ou écrire à Æncrages & Co, 5 place du Vieux-Gérardmer,
88400 Gérardmer (France), courriel: aencrages.roland.chopard@wanadoo.fr
• Nous signalons également la parution du très
beau livre d’Isabelle Alfandary sur E.E.Cummings, E.E.Cummings
ou la minuscule lyrique, dans la collection « voix américaines
» chez Belin (www.editions-belin.com).
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1 E.E.Cummings, Tulips &
Chimneys, New York, Thomas Seltzer, 1923 et Tulips & Chimneys,
Mount Vernon, The Golden Eagle Press, 1937 [archetype of the original
manuscript, 1922]. La version de 1923 supprime la plupart des poèmes
de la première section beaucoup plus satiriques que ceux
de la seconde.
2 " the / doting / fingers
of / prurient philosophers pinched / and / poked ", Tulips
& Chimneys (1937) , p. 85.
3 " but i have seen / death's
clever enormous voice / which hides in a fragility / of poppies
", Tulips & Chimneys (1937), p. 89.
4 Respectivement : La Guerre
Impressions, p. 13 (" a / crucifix which smashes into several
/ pieces and is hurriedly picked up and / thrown on the ash-heap
", Tulips & Chimneys (1937), p. 84) et La Guerre
Impressions, p. 27 (" graze of splintered / normality ",
Tulips & Chimneys (1937), p. 93).
5 " in the street of the sky
night walks scattering poems ", Tulips & Chimneys
(1937), pp. 98-99.
6 " with / dream / -S ",
Tulips & Chimneys (1937), p. 101.
7 Isabelle Alfandary, E.E. Cummings
ou la minuscule lyrique, coll. " Voix américaines
", Paris, Belin, 2002.
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